Taupe Story

C’est vrai que j’ai quelques super-pouvoirs, mais je suis aussi affligée de quelques super-tares, au premier rang desquelles, une splendide myopie.

Je me rappelle qu’au début, les lunettes me dérangeaient plus que la myopie elle-même, et je compte parmi mes traumatisme infantiles bénins l’épisode où, l’époque n’ayant pas encore inventé le streaming, j’ai manqué l’intégralité des vingt minutes de Ça cartoon, seule et unique émission pour enfant permise par l’autorité parentale – j’avais droit tout de même, de temps en temps, aux documentaires animaliers.
Tom & Jerry et Bip-bip et le coyote étaient chez nous tenus en une certaine estime (contrairement au japoniaiseries bêtes et violentes que montrait le Club Dorothée ( être née en 1983 et n’avoir pas eu le droit au club Dorothée !!!)), mais cela n’avait nullement adouci la cruelle intransigeance maternelle : non, pas de télé sans lunettes, dorénavant.
Quelque part au fond de ma mémoire, je cherche pour toujours mes lunettes, sous les coussins, derrière le piano, éperdue et consternée par les minutes qui s’égrènent, et j’entrevois avec la netteté des vraies tragédies l’éclat métallique rose foncé de la branche sous un livre, sur mon étagère de chevet en rotin – à sa place, donc. L’émission était terminée et je haïssais ces lunettes.


J’ai toujours eu la réputation – méritée – d’être incapable de trouver ce qu’on m’envoyait chercher et je déteste toujours autant le moment où l’on me montre d’un geste excédé ce qui est, effectivement, sous mon nez. Non, je ne l’avais pas vu. 

Le temps passant, j’égarais de moins en moins mes lunettes, ma vue se détériorait inexorablement et il n’était plus vraiment question de m’en passer.

Contrairement à beaucoup de myopes, je n’aimais pas rester dans mon brouillard. Certains d’entre nous, peuple des taupes, trouvent en effet à la myopie un certain charme et même une forme de confort. Il y a ceux qui profitent de leur myopie pour laisser divaguer leur imagination et s’amuser des scènes qu’ils croient discerner. Le cerveau, incapable d’interpréter correctement les masses de couleur floues, propose parfois des hypothèses aberrantes pour rendre compte de la réalité, et pour une sensibilité surréaliste, je peux comprendre le jeu. D’autres âmes plus douillettes aiment le confort introverti d’une vie soustraite au regard des autres. Pour ces Robinsons opportunistes, la myopie réalise le rêve insulaire et leur permet de traverser le monde dans une sorte de jogging en pilou-pilou insoupçonné – il me semble que c’est la première fois de ma vie que j’écris “pilou-pilou”, je dois dire que je ne boude pas mon plaisir transgressif d’écrivain.

Une myopie aussi spectaculaire – conjuguée à des parents anti-tv, donc –, voilà qui me déterminait à faire ma vie entre les pages de tous les livres qui pouvaient me tomber entre les mains. Je ne vois jamais bien les choses, mais les livres me les disent. Je vois mal les autres, mais les livres me propulsent là où il ne m’est rien besoin de deviner.

J’aime toujours mieux les livres, voilà tout.
J’aime toujours mieux les livres et c’est, parmi d’autres délicieuses raisons, parce que c’est là que je vois le plus clair. Les romanciers, bien sûr, aiment aussi investir les marges du langage, rester implicite, évider les dialogues pour y exprimer le non-dit. Cela ne me dérange pas du tout : à l’intérieur du dispositif littéraire, je suis un poisson dans l’eau. Je vois mal, mais le langage est une prodigieuse paire de lunettes. 

Dans la réalité, les choses sont moins évidentes : il faudrait tout deviner, savoir sur quoi porter mon attention et interpréter ce qui fait sens sans la béquille d’aucun mot et par une sorte d’intuition des états d’âme des autres… Généralement je pèche par défaut, je ne risque une hypothèse que si elle est soutenue par un large faisceau d’indices – c’est à dire que je suis la dernière à m’apercevoir de ce que tout le monde avait déjà deviné depuis longtemps–, et la plupart du temps je n’interprète pas les choses, je les laisse être, les considérant comme intrinsèquement non signifiantes – c’est à dire que je ne rattrape pas les “balles” qu’on m’envoie, je les regarde tomber par terre et rouler en n’en pensant rien du tout. Dit autrement, je ne vois rien.

Qui a la ref’ ?

Je suis très capable d’empathie, mais il faut expliciter, et ne pas trop compter sur ma capacité à deviner. 

Comment, en ces conditions, résister au charme d’un narrateur omniscient ? Comment ne pas me vautrer dans les relations humaines les plus compliquées que je pouvais trouver, rendues cristallines par la magie de la littérature ? Comment ne pas préférer la compagnie des livres à celle des gens, et au fond, la littérature à la vie ? La clarté des livres est sans pareil, et je suis accro à la lumière. 

Alors j’ai lu, de plus en plus. Nous étions quatre enfants et deux adultes, ce qui me donnait le droit à douze livres hebdomadaires à la bibliothèque. Je prenais quatre ou cinq romans et le reste en BD. Ca ne suffisait jamais, alors tout mon argent de poche y passait, et j’aimais particulièrement les orgies à Noël ou à mon anniversaire. 

Ma myopie a continué de progresser, en même temps que je désertais de plus en plus.  

Il y avait beaucoup d’avantages à lire. Une infinité. L’autosuffisance en premier lieu : lire c’est rester en repos dans sa chambre – et y vivre ses meilleures vies. C’était disposer d’une télécommande permettant de zapper tout ce qui m’ennuyait – les trajets en voiture, les repas de famille dominicaux, le travail scolaire, le kilomètre et demi qui me séparait de la bibliothèque, les cours, les récréations, les repas… Changer de chaîne ou appuyer sur “ avance rapide”, je ne sais pas : c’était un peu les deux à la fois. C’était aussi le bonheur absolu de passer le week-end à abattre des sagas entières, à la lumière de l’applique de chevet que j’avais fabriquée en techno, le dos délicieusement rôti par le radiateur électrique à pleine puissance. Et puis contrairement à l’héroïne, c’est très bien vu, socialement. Les professeurs étaient épatés et ma vanité à ce sujet n’était pas imméritée – j’ai seulement mis un point d’honneur puéril à ne jamais toucher ce qu’on prétendait m’obliger à lire à l’école : j’entendais bien que ma lecture reste indomptée.

J’ai lu tout et n’importe quoi. Des quantités invraisemblables de bibliothèque rose et verte, de livres dont vous êtes le héros, de chair de poule, d’abord. Et puis quand j’ai compris qu’on ne m’empêcherait pas d’explorer les rayonnages pour adultes, vers dix ans, le grand bain… je ne tenais pas de journal de mes lectures mais je me rappelle de certaines découvertes qui ont tout changé. Je lisais et, comme les enfants, je relisais énormément. Les trigger warnings n’existaient pas, ni aucun avertissement concernant l’âge, et on considérait d’un bon œil les enfants qui lisaient des choses d’adultes. Je n’étais jamais rassasiée.

A 15 ans et demi, j’ai enlevé mes lunettes. Je détestais me réveiller la nuit et ne pas pouvoir lire l’heure au radio réveil. Au judo, je n’aimais pas devoir les mettre pour observer les démonstrations – et puis j’avais déjà la ventoline… Il me semblait bien aussi qu’elles m’enlaidissaient, même si à ce sujet j’étais stoïque – je n’avais aucun goût en termes de mode, ni aucune estime pour l’art de la séduction. En tout cas, je devenais assez âgée pour qu’on envisage les lentilles, et j’ai abandonné les lunettes sans aucun regret. 

Le monde a un peu vacillé.

C’est peut-être l’âge plus que les lentilles, mais j’ai connu en quelques semaines un glow up assez spectaculaire – objectivement peut-être pas, mais subjectivement, si –, et l’expérience de la nudité de mon visage maintenant exposé se redoublait de la découverte excitante du regard masculin. Les lunettes me rendaient invisible – moche, je veux dire – les lentilles m’ont propulsé dans la catégorie des proies de choix. Je ne suis pas sûre d’avoir gagné au change, même si sur le moment ça semblait évident. Les lunettes me permettaient de voir, les lentilles d’être vue. Armée par la lecture de centaines de livres m’ayant instruite des choses de l’amour, je me suis, évidemment, débrouillée comme un pied.

J’ai subi une opération laser en 2009 et depuis, cette myopie appartient à l’histoire ancienne. Parfois, je m’émerveille de la simplicité de ces dix minutes d’opération – même si l’opération en question est impressionnante : on découpe délicatement la cornée pour la relever comme un capot de voiture afin de pouvoir y plonger un laser rouge ; sans anesthésie générale, voilà qui demande un certain stoïcisme. 

Cela n’a rien changé à ma myopie existentielle et sociale, cependant. Je vois toujours aussi mal les autres. Les visages en particulier m’apparaissent génériques, exactement à la manière des prénoms, et malgré une fréquentation parfois assez intensive de quelqu’un, il suffit que deux années passent ou que la coupe de cheveux ait changé pour que je ne sois pas bien sûre de reconnaître la personne, ce qui me contraint à me lancer avec les anciens élèves qui m’interpellent parfois quand ils me croisent chez Martin-Delbert, dans des conversations très acrobatiques, où je cherche à pêcher en douce les informations permettant d’identifier celui ou celle qui semble ne pas douter un instant de ce que je l’ai reconnu. Je précise que ce n’est pas un instant parce que je me moquerais, au fond, de mes élèves : mes élèves m’intéressent au plus haut point, et j’apprécie plus que tout dans mon métier la grâce de pouvoir rencontrer autant d’individualités singulières, brillantes, originales et le plaisir de nouer avec certains des relations spéciales. Mais le début de l’année scolaire, pour l’éternelle myope que je suis, reste un calvaire. Je suis livrée d’une grosse centaine de jeunes gens, qui ne semblent avoir d’autre objectif en termes de style, pour la plupart d’entre eux, que de se fondre dans la masse, et dont je suis professionnellement supposée mémoriser rapidement les noms en même temps que les visages. 

Je veux dire ici toute ma reconnaissance aux adolescentes à cheveux verts, aux très beaux et aux très moches, aux gothiques et aux bizarres en général. 

1 réflexion sur « Taupe Story »

  1. J’ai eu l’mpression d’être de nouveau dans mon cabinet de consultation à l’heure des thérapies. J’ai « écouté » et me suis réjoui de pouvoir entendre et permettre…
    Michel

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