Liquide comme un chat.

Je reviens à ce blog comme on retourne à son laboratoire, sans trop anticiper ce que je vais trouver, animée par l’envie de travailler au jour le jour, pour voir ce que ça donne.
C’est compliqué : je prends rafale sur rafale de copies à corriger, et l’écriture de ce texte s’est étirée sur un mois ou un mois et demi…
Deux textes de suite, ce n’est pas assez pour parler de série, mais je continue donc à explorer mes supers-pouvoirs.

Je ne suis pas bien sûre de l’intérêt d’une écriture aussi ombilico-centrée, et je ne suis pas bien sûre non plus que tout y soit absolument vrai : je ne suis sans doute pas si souple que ça, ni d’ailleurs si lâche. Ce texte a pourtant sa justesse subjective, je crois, et il est, assurément, aussi sincère que possible. Il a l’unique avantage d’exprimer ce qui me travaille.
Les photos des postures ont été prises par Morgan, pendant les inestimables séances de yoga du confinement de 2020, avec Anne Bouillon. Elles ne montrent pas des postures instagramables ou parfaitement réalisées. C’est bien : ça permet de contrebalancer les fausses impressions que le texte pourrait donner.

La génétique a ses coups bas et ses faveurs.

Mes sœurs et moi avons reçu en partage une extraordinaire souplesse. Si nous l’avions voulu, une carrière de contorsionniste nous aurait tendu les bras. A défaut, nous aurions peut-être été de bonnes gymnastes, mais il n’en était pas question chez nous : nos parents considéraient cette discipline comme nuisible au développement physique des enfants – je pense aujourd’hui qu’ils ont eu raison.

J’aurais beaucoup aimé être gymnaste, enfant, pour exploiter cette souplesse prodigieuse que les sports que je pratiquais laissaient presque inculte. Certes, les cours de danse ou le judo incluaient toujours un moment d’étirements, mais ces quelques minutes étaient bien courtes, comparées au reste du cours où il fallait être gracieuse – ce que je ne suis pas – ou pugnace – ce que je suis encore moins. J’aurais préféré que les étirements durent toujours, pour la jouissance de plier, et pour le plaisir vaniteux des regards effarés aussi – c’est toujours agréable de révéler un super-pouvoir.

En judo, ma souplesse compensait un peu la débilité de ma disposition au combat, et je me suis spécialisée dans un redoutable uchi mata – que j’opérais fourbement à gauche plutôt qu’à droite pour plus de surprise – qui me permettait d’exploiter la douleur ligamentaire de mon adversaire en même temps que son déséquilibre. Dans cette technique, ma jambe emportait celle de mon adversaire pratiquement jusqu’au grand écart vertical. Ce n’est pas du tout  » l’esprit » de la prise, mais c’était très efficace…

J’étais moins mauvaise au sol que debout. Mes exaspérantes facultés de pieuvre, mon absence apparente de squelette et de résistance articulaire me permettaient de m’échapper, sinon de vaincre, et je réussissais quelques évasions dignes d’un illusionniste ligoté au fond d’une malle, liquide comme un chat.

Aujourd’hui je ne pratique plus le judo, mais j’ai trouvé ma discipline : le yoga.
Généralement les gens répondent “ah, moi, je ne suis pas souple”, quand j’en parle, et je suis un peu mal placée pour répondre que cela n’a rien d’important ni de nécessaire – mais tant qu’ils ne sont pas venus en cours avec moi, ils ne le savent pas encore. C’est pourtant vrai :  il n’y a pas besoin d’être souple pour pratiquer le yoga, au contraire :  moins on l’est, et plus cette pratique semble indiquée. Se dirait-on qu’on ne peut commencer la course à pied parce qu’on n’a pas un bon cardio ?

Le yoga ne nécessite pas d’être souple, puisqu’il permet d’assouplir – ainsi que de muscler en profondeur et d’affermir l’équilibre. La souplesse n’y est pas un prérequis, c’est ce qu’on y gagne petit à petit.

Ma merveilleuse professeur de yoga explique toujours à ceux que je dégoûte qu’il nous faut, à nous autres invertébrés, aller chercher plus loin qu’eux pour espérer quelques bénéfices, qu’ils trouvent pour leur part dès le premier centimètre de leur tentative d’écrasement facial – par exemple ( assis, les jambes ouvertes et tendues, pieds flex idéalement, on incline le buste en direction du sol, tandis que le dos reste droit car la bascule se fait à partir du bassin plutôt qu’en arrondissant les épaules). Cela ne les convainc qu’à moitié, car nous sommes plus naturellement attirés par le résultat que par la pratique elle-même. 

Le malentendu habituel, à propos du travail de la souplesse, me semble être celui-ci : on a tendance à croire qu’il faut tirer sur le muscle, attentif seulement à ne pas dépasser le seuil où la douleur deviendrait déchirure. Pour ma part, je ne tire pas : je détends, considérant plutôt la souplesse comme un art de la relaxation. Le travail consiste en une inspection minutieuse du muscle impliqué, dont il faut parcourir mentalement chaque centimètre pour le convaincre de lâcher aussi ici, de détendre aussi là. Les tensions ne sont pas si faciles à dénicher – cela ressemble un peu à la difficulté qu’on a à faire se mouvoir un doigt de pied plutôt que l’autre –  : il faut une concentration intense pour identifier le chemin nerveux précis, qui aboutit à la micro-tension qu’on a repérée. Plutôt que de tirer avec brutalité, sûre de la légitimité de mon autorité souveraine, j’aime mieux cette forme de diplomatie neuro-appliquée qui rend visite à chaque fibre musculaire une par une, cette courtoisie yoguique qui prend le temps de palabrer avec chaque tendon, installée au seuil de la douleur.

La souplesse n’est aucunement un prérequis au yoga, mais elle ouvre des horizons et permet d’explorer les confins des postures. Elle permet de découvrir des perspectives incroyables, de sentir son visage contre ses genoux (Dandasana) ou entre ses cuisses (Halasana), d’éprouver l’étrange chatouillis des cheveux sous la plante des pieds, de nouer son corps jusqu’à se faire caducée, d’essorer la colonne vertébrale comme on le ferait d’un linge gorgé d’eau…

Je ne sais pas si je fais rêver grand monde avec ces images, pourtant, quel plaisir que la surprise authentique d’une sensation inconnue, d’une nouvelle jouissance ou d’une nouvelle douleur – toujours savoir différencier, cependant, la douleur qui force et abime et celle, inoffensive et presque amicale, qui signale l’étirement. Quelle jubilation, à chaque centimètre gagné, qui enfoui un peu plus profondément dans la posture, quel émerveillement de découvrir, à l’occasion d’un asana inédit, une nouvelle manière d’être là. 

Le yoga est une discipline tout entière constituée de répétitions et de variations, et comme on apprend à connaître la posture, à l’apprivoiser comme le renard dans le Petit Prince, on devient sensible à son caractère singulier, à sa manière d’irriguer, d’étendre, de verrouiller, d’étirer, d’affermir, d’alléger et d’ancrer. A mesure qu’on lui rend visite plus régulièrement, la posture devient plus accueillante, et se livre plus facilement. On y perd en découverte ce qu’on y gagne en intimité, et la conversation silencieuse des muscles et de la posture se résout dans le grand fleuve héraclitéen de l’incarnation.

Je suis persuadée, comme l’était Spinoza, que l’esprit et le corps sont “une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous l’attribut de l’étendue”, et que la souplesse est une disposition du corps autant que du caractère.

Elle a le défaut de ses avantages : elle me permet de faire le grand écart, et elle exaspère tout le monde. Mes articulations hyperlaxes me permettent de me passer de squelette, et cela signifie ici que j’ai tendance à être d’accord avec tout le monde, jusqu’à trouver mon équilibre dans des postures écartelées, dont je ne sens pas particulièrement la contradiction, qui saute pourtant aux yeux de mes interlocuteurs. Les autres grimacent, alors que je cherche en vain où c’est supposé tirer. J’aimerais, parfois, avoir la fermeté d’ancrage des chênes, qui plongent si loin dans leur sol de quoi monter droit. Mais je suis un roseau – et d’après La Fontaine, c’est préférable.

En attendant, j’ai souvent du mal à distinguer ma souplesse de ma lâcheté. Face à mon interlocuteur, les pensées naturellement lubrifiées par une glande empathique hypertrophiée (non, c’est vrai, ça n’existe pas) il m’est plus naturel d’entrer dans ses vues que de le confronter, et j’ai tendance à traiter comme au yoga l’étirement qui se produit parfois, entre les convictions qu’il exprime et celles que je pense avoir moi-même : en détendant mentalement les muscles qui tétanisent, jusqu’à gagner les centimètres qui permettent de tenir l’ensemble. Être souple, c’est chercher le modus vivendi plutôt que le combat. Détendre pour ne pas avoir à forcer, parce que c’est plus efficace, plus agréable et plus respectueux. L’avantage (j’imagine que c’en est un ?), c’est que je ne me bats jamais. L’inconvénient, c’est que mes étirements diplomatiques ne trouvent jamais leur équilibre que pour moi, et que j’écœure ceux qui ne manquent pas de s’apercevoir de mon défaut de colonne vertébrale. 

Comme on admire toujours ce qu’on n’a pas, je suis impressionnée – et intimidée –  par la fermeté du caractère, la droiture morale, l’inflexibilité éthique, l’intransigeance tranquille de celui qui sait rester lui-même et l’assurance qui mène naturellement la pensée à s’engager dans l’action. 

Pour ma part, je m’adapte si bien que je ne suis pas sûre de penser quoi que ce soit un peu fermement, cela dépend un peu de qui je fréquente. Je ne me suis jamais établie à l’ombre d’un philosophe particulier, je tisse plutôt la toile du syncrétisme, et je passe le plus clair de mon temps libre à vagabonder sous la canopée de livres en tous genres, m’étirant de l’un à l’autre, ouverte à toutes les propositions de postures, à toutes les manières d’exister possibles, malabar ( j’ai quelques doutes sur cette image qui mélange chewing-gum et bibliothèque).

Je suis assez mauvaise en situation de devoir exercer l’autorité, quand il faut établir fermement les limites. C’est embêtant, parce que je suis prof – et mère. J’envie ceux qui savent se fâcher : j’envie la capacité à éprouver ce sentiment, qui permet de réagir immédiatement à l’outrage, par un éclat bref et efficace comme un seau d’eau froide balancé à la figure de l’impudent. Pour ma part, quant à la colère, j’ai l’esprit d’escalier : je me rends compte une fois que tout est fini que j’aurais dû réagir. C’est que je suis un peu myope, je ne distingue pas nettement l’outrage, et puis je me laisse beaucoup trop fléchir, on me marche facilement dessus, je dois avoir l’air confortable.

Un sens des limites, un respect de soi capable de différencier ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, voilà ce que mon caractère hyperlaxe m’a dispensé de développer.
Ce qui s’oppose à l’expérience de la souplesse, il me semble que c’est celle de la résistance. Je n’ai pas vraiment besoin de résister, puisque je peux plier – et on commence à mesurer là la contrepartie toxique de ce don. De la souplesse à la docilité, il y a un air de famille. 

Quant à ce qui doit être accepté – c’est-à-dire quant à ce qui ne dépend pas de moi – je peux tout accueillir. J’ai des difficultés à éprouver la colère, parce que je n’ai pas le réflexe de me rebeller contre la réalité telle qu’elle est – je pense ici plutôt aux embouteillages, par exemple, qu’à l’inaction climatique, par exemple aussi –, cela m’apparaît généralement comme une aberration rationnelle autant qu’une puérilité. Quant à ce qui doit être changé ou à quoi il faut résister – c’est-à-dire quant à ce qui dépend de moi, nécessite mon indignation et mon engagement citoyen par exemple, je dois constamment faire des efforts pour maintenir les limites plutôt que de prendre sur moi, pour construire chacune de mes résolutions et m’engager dans l’épuisante maintenance sans laquelle elles plieraient obligeamment au premier contact. 

C’est compliqué d’être militant, quand on est spécialiste de l’écrasement facial – mais j’essaie d’apprendre.

1 réflexion sur « Liquide comme un chat. »

  1. Belle évocation du vécu des hyperlaxes/hypermobiles! J’y retrouve bien cette tête en moi qui a longtemps ignoré ce qu’était la colère et s’est contorsionnée pour tant satisfaire, ne voulant ni être dirigée ni diriger… Oui, la souplesse c’est la flexibilité conduite du côté de la fluidité, pas du laisser-aller. Je fais partie des « raides-trop flexibles » qui ont choisi la Voie de la fluidité, avec un yoga adapté qui ménage les douleurs de l’hypermobilité mais structure l’enveloppe pour définir les limites de façon…poreuse et respirante. 🙂

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