Requiem for a dream 2/3

3. Hips do lie !

Le lendemain matin, j’y suis bravement retournée sans attendre que notre tribu ait achevé de se préparer, prenant soin d’emmener mon frère tout de même, qui me ferait un bouclier utile, le temps que je m’adapte à la situation, quelle qu’elle soit. 

Il s’avéra que je n’avais pas rêvé et que tout cela continuait aujourd’hui. Dont acte, et nous avons commencé à nous fréquenter.

Nous cachions les gestes d’intimité, mais nous nous asseyions toujours côte à côte à la vue de tous. Ahmed me disait ses scrupules, j’étais jeune, quatorze ans, lui vingt-huit, nous ne pouvions ignorer qu’il avait le double de mon âge. Heureusement, j’aurais quinze ans à la fin du voyage, ce qui relativisait un peu la puissance de cette embarrassante numérologie. Il avait des scrupules donc, mais il m’aimait, me disait-il, avec ferveur, et je n’avais pas d’objection à formuler, puisque moi aussi, à ce qu’il me semblât. Il m’a donc appris à dire “je t’aime” en arabe. Certes, la moitié du temps, tout cela me dégoûtait et son contact physique autant que son romantisme baveux me répugnaient, mais l’autre moitié, je l’aimais bien quand même, alors le ratio restait bon, non ? J’étais peut-être juste un peu anormale, mais j’apprenais petit à petit à gérer cette ambivalence, à l’anticiper pour mieux la relativiser en la faisant entrer dans une physique générale de la passion dont je commençais à pouvoir prédire la périodicité. 

Je m’habituais. 

Le sexe n’est pas du tout un bon souvenir. Je me suis donné quelques orgasmes mécaniques, à travers les habits qu’on conservait quand même plus ou moins, encouragée par lui, spectatrice dissociée de la conversation de mes hanches.

Les hanches aussi mentent, comme de petites arracheuses de dents même, si vous voulez mon avis – mais je veux bien en disputer avec Shakira, il se trouve qu’elle est diplômée en philosophie d’ailleurs.

Il faut les laisser s’aimer”, ou quelque chose dans ce goût-là, aurait dit ma mère à ma petite sœur qui nous avait surpris, au milieu de la nuit, dans le canapé de notre meublé, ainsi que je l’ai appris bien plus tard.

Les murs ont des oreilles”, a-t-elle lâché pour tout commentaire, en passant, le lendemain de cet épisode nocturne. Headshot. J’ai cru qu’elle nous avait observés, et j’en ai conçu une cuisante humiliation. 

Au début, Ahmed me disait qu’il allait parler de notre situation à mes parents, mais il ne l’a jamais fait. Nous avons progressivement arrêté de nous cacher, et mon petit frère est tombé des nues en me découvrant en couple avec lui.  

C’est vers ce moment que j’ai commencé à arrêter de manger – pour faire mon intéressante j’imagine, je ne voyais pas d’autre explication – l’idée de m’alimenter m’écœurait, je n’en pouvais plus des falafels, la vue du kochari me retournait l’estomac, ma gorge refusait d’avaler quoique ce soit, je n’avais plus faim et j’ai saisi l’occasion d’une première tentative d’anorexie. Ahmed prenait une petite voix et me demandait tristement de manger. Ce n’était pas ce que je cherchais, je jouais plutôt toute seule, comme les fois où je retenais ma respiration jusqu’à me sentir partir. Et puis cela me rendait si légère !

Notre amour, à Ahmed et à moi, était donc romantique et tragique : au-delà de la réprobation morale que nous risquions en raison de notre différence d’âge, nous étions voués à une inévitable séparation géographique. 

J’évitais soigneusement de m’avouer combien c’était rassurant. Le ratio de la bataille de dimension manichéenne qui se jouait dans mon for intérieur, entre les forces du dégoût et celles de l’amour penchait, contre tous mes efforts, de plus en plus nettement du côté du premier, jusqu’à prendre presque toute la place, et tous les trésors du déni que je cultivais à perte de vue dans les champs de ma conscience suffisaient de moins en moins. 

Plus notre séparation approchait et plus Ahmed devenait ouvertement romantique et tactile, très certainement inspiré par Leonardo Di Caprio, qui était omniprésent au Caire cet été là. Les Cairotes avaient passionnément apprécié Titanic, et déclinaient sans réserve leur enthousiasme sous la forme de quantité de produits dérivés marketés à l’effigie de l’amour de Jack et Rose. 

Pendant toute la suite et la fin du voyage, nous étions inséparables, ceux de la boutique et nous six. 

Nous avons fait une excursion dans l’appartement alexandrin d’un deuxième Ahmed, le fils du patron de la boutique et nous y avons mangé des poissons grillés emballés dans du papier journal que nous avons acheté dans la rue.

Vers la toute fin du voyage, nous sommes partis trois jours dans le désert blanc, à la frontière lybienne. Nous six, les Ahmed qui étaient maintenant trois, Nasser et sa mystérieuse femme japonaise Fuki, Mohamed  (sans aucun rapport avec celui d’Héliopolis, remplacé depuis longtemps par toute cette bande), marié d’ailleurs aussi à une Japonaise, qui n’était pas du voyage parce qu’elle se remettait de la naissance de leur fille, je crois. C’était un sacré groupe, ça faisait un peu grande famille. Il y avait deux jeeps.

Nous avons traversé un territoire lunaire couvert d’immenses champignons de calcaire blanc poussés dans le sable. Nous essayions un peu de grimper ici ou là, quand nous arrêtions les jeeps, bientôt pleins de craie. Nous nous asseyions dans divers spots pour regarder partout autour de nous,  faire des photos et plus tard rire de la longueur immense de nos ombres.

Nous avons ramassé du petit bois pour le feu, et chanté Les Champs-Élysées tard dans la nuit, avant de se coucher sous un ciel ruisselant d’étoiles lactées, moussant presque.

Finalement, ni Ahmed n’avait parlé à mes parents, ni eux n’avaient cherché à en discuter avec moi, si l’on excepte les petites phrases que ma mère avait distillées une ou deux autres fois pour me faire savoir son espionnage, et qui avaient pour effet de me pétrifier sur place, empoissée de honte.

Mes parents respectaient mes choix, j’imagine, et l’enfer est pavé de bonnes intentions. 

J’ai reçu pour mon anniversaire une petite boîte à bijoux en velours rouge dans laquelle reposait, sur un coussinet de satin blanc, un scarabée de turquoise monté en pendentif d’or véritable.  

Ce soir-là, j’ai été en discothèque fêter mes quinze ans, avec les plus noctambules de la bande habituelle. Jusque vers 5h du matin, j’ai bu la Saqqhara beer qui m’a donné ma première petite cuite. L’embrasser ivre était beaucoup plus facile, ai-je noté avec plaisir. 

Le départ approchant, je supportais d’autant plus patiemment les effusions, me révélant même capable de jouer la partition d’un certain chagrin à l’idée de l’inéluctable séparation. 

Bien sûr nous nous écririons… 

Jusqu’au bout, j’ai théorisé intérieurement mon ambivalence pour la rationaliser, et faire entrer tout cela dans la seule narration que je concevais : j’avais eu la chance de voir mon amour se concrétiser et j’étais deux fois chanceuse, même, d’avoir des parents si ouverts d’esprit. J’étais juste ingrate avec le destin, qui n’avait eu d’autre tort que de m’exaucer. C’était donc ma faute si j’étais un peu défectueuse, toujours prise par le dégoût.

 Le rêve allait prendre fin. Il ne m’apparaissait pas encore que cela ait été un cauchemar.

4. Polar Park

Notre séparation n’a pas été si simple. Ahmed a commencé à m’écrire régulièrement, des lettres d’amour romantiques, décorées de stickers brillants. La distance l’inspirait, libérant son expression : il enchaînait les déclarations dégoulinantes de miel, qui utilisaient vraiment trop souvent le mot “toujours”, et à l’altitude desquelles je ne parvenais pas à respirer.

Ma mère avait un grand sourire en me tendant les lettres qui arrivaient au courrier. Me voir en couple, je me demande si elle l’a si bien accepté qu’elle le laissait paraître… Elle semblait heureuse de voir notre histoire tenir la distance et s’installer dans une correspondance, rassurée même, de ne pas s’être trompée en ne s’interposant pas. Résolue à ne pas faire avec moi les mêmes erreurs que sa mère avec elle, elle faisait de son mieux pour accueillir ce qui arrivait et respecter mon désir. 

Un jour, j’ai reçu une cassette audio, décorée de petits stickers d’amour évidemment, sur laquelle Ahmed avait enregistré pour moi une playlist. Je l’ai un peu écoutée.

C’était très compliqué de lui répondre. J’imagine que je devais noyer tous les poissons que je voyais et que ce devait être une prose médiane, indirecte, évasive et fuyante. Mais pas trop. 

Que faire ? Je me sentais vraiment coincée. Je l’aurais ghosté si je l’avais pu, mais il n’en était pas question, c’était un ami de mes parents qui projetaient déjà d’y retourner très vite, dès la Noël en réalité. Le Caire avait été un coup de foudre pour eux aussi, ils avaient très envie de remettre ça, comme on les y avait d’ailleurs invités pendant les dernières embrassades avant le départ.

Et puis, comme ça, je pourrais revoir Ahmed ! 

Cette perspective m’angoissait et me déprimait profondément.

Je souffrais qu’Ahmed m’aime, de l’impossibilité de lui dire que l’on devait se séparer parce qu’en réalité je ne voulais plus jamais ni le voir, ni penser à lui, ni me rappeler de lui, que j’avais menti tout du long pratiquement, et je souffrais encore plus, parce que si je rompais, cela ferait de moi le bourreau de ce cœur tendre et confiant.  

Parallèlement (!), je souffrais aussi de la friendzone absolue dans laquelle j’étais confinée sur un autre front passionnel majeur qui avait repris son activité dès que le judo avait recommencé en septembre. (Quelque chose me dit que cette histoire aurait été vraiment différente si on avait échangé nos adresses mail et qu’on avait commencé à se parler sur MSN,  à commenter nos skyblogs peut-être, mais il s’en est fallu de quelques années, tout cela n’existait pas.)

La conjugaison de ces situations etait cruelle, et j’ai commencé à caresser dans mes carnets l’idée de mon suicide.

Au lieu de ça, je suis montée une nouvelle fois dans l’avion avec toute ma famille et nous avons atterri au Caire, sous un ciel maussade et seulement 15 degrés, en plein mois du ramadan. 

Le regard fuyant, essayant de retarder le moment auquel j’étais condamnée, j’ai marché lentement jusqu’à lui et je lui ai fait la bise, rongée par la gêne et la culpabilité. 

Il n’en a pas fallu beaucoup plus, très vite Ahmed m’a demandé des explications sur ces retrouvailles polaires. J’ai réussi à dire la vérité, mais je ne me rappelle pas du tout de ce moment. Dans mes souvenirs, fuyants comme de la fumée, nous étions à Cairo Land à ce moment, un parc d’attractions déglingos que nous aimions beaucoup avec mes frères et sœurs. 

Nous nous sommes évités, à partir de ce moment, et encore une fois, personne n’a fait de commentaire.

J’étais très soulagée mais je ne m’en détestais pas moins, je me sentais très coupable et décevante.

Je ne l’ai plus jamais revu, après ce séjour. J’ai appris qu’il s’était marié quelques mois plus tard seulement, avec une Anglaise, et qu’il habitait depuis à Sheffield, Angleterre. 

J’ai été un peu étonnée qu’il se soit si vite consolé. Mais tant mieux.

J’ai jeté toute la correspondance quelques années plus tard. 

La cassette a disparu.

J’ai toujours, au fond d’une boîte que je n’ouvre jamais, le scarabée de turquoise.

J’ai entendu l’épisode 89 des Couilles sur la table au moment de sa sortie en décembre 2023. C’est un épisode consacré aux bricheros péruviens, “séducteurs professionnels, chasseurs de gringa”, dit la description. Tout l’épisode m’a mis très mal à l’aise, je me suis rappelé qu’il y en avait vraiment beaucoup, dans la boutique et aux alentours, de ces Égyptiens qui fréquentaient les touristes étrangères. Que savais-je du passé d’Ahmed avant qu’on se rencontre ? Peut-être que cela lui arrivait tout le temps, en fait… Est-ce possible que cela ait été une stratégie pour quitter l’Égypte, comme il l’a fait quelques mois ensuite ? Vraiment je ne sais pas. Cela ferait une histoire encore bien différente en tous cas… 

Mon intérêt pour l’Égypte antique se trouvait très diminuée par toute cette histoire, l’immensité de l’Égypte contemporaine dans ma vie psychique l’écrasant complètement. Le Caire continuait de produire sur moi une puissante attraction, sinon, pourquoi y serais-je retournée encore, à l’automne suivant en novembre 1999 et puis une dernière fois en septembre 2001 ?

Je me pose la question pour 1999 : qui de moi ou de mes parents a eu l’idée que je profite d’être au CNED pour y retourner ? Ou peut-être que ce sont les Égyptiens eux-mêmes, qui ont proposé de m’inviter à demeurer chez eux, puisque je le pouvais ? 

Toujours est-il que j’y ai séjourné environ trois semaines, dans la famille du propriétaire de la boutique et de sa femme, deux personnes relativement âgées, parents du deuxième Ahmed, que j’adorais parce qu’il était drôle, toujours de bonne humeur et ne m’avait jamais considérée sexuellement, ainsi que de sa sœur Zina, que tout le monde appelait Zizi, et qui avait seulement quelques années de plus que moi.

Je me sentais privilégiée, de partir comme ça.

Ça me paraît difficile à comprendre aujourd’hui, alors qu’il faudrait me payer cher pour que j’y remette les pieds, mais il faut que je me rappelle qu’à l’époque je ne me racontais pas toute cette histoire comme je le fais maintenant. Le malaise général lié à l’histoire calamiteuse avec Ahmed et à mon expérience sexuelle trop précoce était toujours très fortement relativisé, je me racontais encore que ça avait été une histoire d’amour, et que dans l’histoire, c’était moi la connasse versatile. J’en étais libérée, je ne reverrais jamais Ahmed, et toute cette histoire refluait progressivement, faute d’actualité. Quant à la terrasse du Royal Crown, elle avait été placé en quarantaine sanitaire dans un lieu psychique que nulle activité mémorielle n’avait autorisation de visiter, et elle y demeurait sans faire de bruit. 

Ma vie était plutôt merdique, pendant ce début de ma première terminale, j’étais déscolarisée depuis deux ans, très seule, mon univers culturel et esthétique impliquait de plus en plus de femmes mortes et de vampires, mon seul confident était mon journal intime, ce qui s’est révélé dévastateur pour ma santé mentale. Je ruminais la cruauté de l’amour non réciproque et je m’exprimais principalement au cutter. 

On a tous dû se dire que ça me ferait du bien de prendre l’air.

La suite ici.

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